En octobre 2019, l’Australian Book review a publié la liste des romans préférés des lecteurs écrits au 21e siècle. À ma grande surprise, la plupart ont été traduits en français. Je ne les ai pas tous lus, mais je vais m’y atteler.
La route étroite vers le nord lointain de Richard Flanagan. Traduit par France Camus Pichon, Actes Sud 2016 Titre original : The narrow road to the deep north, publié en 2013. Lauréat du Man Booker Prize 2014 Lire l’avis d’Emma sur Les libraires masqués du grenier
Carpentarie de Alexis Wright. Traduit par Pierre Furlan, Actes Sud 2009 Titre original : Carpentaria, publié en 2006
Respire de Tim Winton. Traduit par Nadine Gassie, Payot Rivages 2012 Titre original : Breath, publié en 2008 Lire ma critique ici.
La voleuse de livres de Markus Zusak. Traduit par Marie-France Girot, Edition Oh ! 2014 Titre original : The book thief, publié en 2005 Lire ma critique ici.
Véritable histoire du Gang Kelly de Peter Carey. Traduit par Élisabeth Peelleart, Plon 2003 Titre original : True History of the Kelly Gang, publié en 2000 Lire ma critique ici.
The Museum of Modern Love de Heather Rose, publié en 2016 Indisponible en français
La nature des chosesde Charlotte Wood. Traduit par Sabine Porte, Editions du masque 2017 Titre original : The natural way of things, publié en 2015 Lire ma critique ici.
La giflede Christos Tsiolkas. Traduit par Jean-Luc Piningre, Editions Belfond 2011 Titre original : The slap, publié en 2008 Mon article sur Pourquoi je n’aime pas Christos Tsiolkas ici.
À la grâce des hommes d’Hannah Kent. Traduit par Karine Reignier, Presses de la cité 2014 Titre original : Burial Rites, publié en 2013 Lire ma critique ici. Mon livre chouchou de tous les temps !
Le secret de Jasper Jones de Craig Silvey. Traduit par Marie Boudewin, Calman Levy 2010 Titre original : Jasper Jones, publié en 2009 Lire ma critique ici.
Questions of Travel de Michelle de Kretser, publié en 2012 Indisponible en français
Canicule de Jane Harper. Traduit par Renaud Bombard, Kero 2017 Titre original : The Dry, publié en 2016 Lire ma critique ici.
Le fleuve secretKate Grenville. Traduit par Mireille Vignol, Editions Métailié 2010 Titre original : The secret river, publié en 2005 Lire ma critique ici.
Une rançon de David Malouf. Traduit par Nadine Gassie, Albin Michel 2013 Titre original : Ransom, publié en 2009 Lire l’avis de Cetalir.
Vérité de Peter Temple. Traduit par Simon Baril, Payot et Rivages 2012 Titre original : Truth, publié en 2008 Lire la critique ici.
Une partie du toutde Steve Toltz. Traduit par Jean Léger, Belfond 2016 Titre original : A Fraction of the Whole, publié en 2008 Lire la critique du Monde.
Foal’s Bread de Gillian Mears, publié en 2011 Indisponible en français Lire ma critique ici.
That Deadman Dance de Kim Scott, publié en 2011 Indisponible en français
Le grand incendie deShirley Hazzard. Traduit par Clara Céra, publié en 2005 Titre original : The Great Fire, publié en 2003
The natural way of things Charlotte Wood, Allen and Unwin 2015 La nature des choses traduit par Sabine Porte, Editions du masque 2017
Quel timing incroyable ! Ce livre est paru en 2015, bien avant le mouvement de libération de la parole des femmes, mais comme je le lis aujourd’hui, en 2020, il prend une résonance qu’il n’aurait pas eue si je l’avais lu à sa sortie. C’est ce paragraphe qui m’a fait comprendre l’enjeu du roman.
Il laissa tomber la laisse et elle trébucha vers l’arrière, s’étalant de tout son long. Il leva le bâton, mais elle sentait sa peur. « Je te toucherai même pas de toute façon, avec toutes ces queues qui sont déjà passées par là », lui cracha-t-il alors qu’elle se relevait et se tournait vers la grange à l’abandon, l’adrénaline montait en elle. (…) Et maintenant, même avec Bouncer qui lui balançait ces obscénités à la figure, qui insultait son corps, qui décrivait ce que d’autres hommes lui avaient fait subir (…) tout ce qu’elle ressentait pour lui c’était de la pitié.*
Pendant des décennies, les femmes se sont tues, elles n’ont pas été entendues sur les humiliations, les agressions qu’elles avaient vécues. Il a fallu attendre #metoo en 2017 pour qu’enfin, on commence à écouter toutes ces femmes qui avaient honte de raconter ce qui leur était arrivé. Un cas me revient en mémoire. Vous souvenez-vous de Tristane Bannon que Dominique Strauss Kahn avait tenté de violer en 2007 et qu’elle avait finalement dénoncé en 2011 ? Vous souvenez-vous des réactions ?
Je ne suis visiblement pas une « bonne » victime. Comme Nafissatou Diallo n’est pas non plus une bonne victime. Mais c’est quoi une bonne, une vraie victime ? Une victime morte ? Je me sens plus perçue comme une coupable, comme nombre de femmes qui se font agresser ou violer le ressentent. Des femmes qui, forcément, ont aguiché leur agresseur ou qui ont bien cherché ce qui leur arrivait ! On a tout dit à mon sujet, que j’étais une fille paumée, manipulatrice, arriviste et menteuse, qui collectionnait les amants. Une instable, voire une folle. Ce sont ces arguments que distillent sur moi depuis des années les soutiens de Dominique Strauss-Kahn pour discréditer ma parole : comment une telle « déséquilibrée » pourrait-elle dire la vérité, enfin ! (Entretien sur Elle.fr en 2011)
Et on pourrait en dire de même de Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui avait été agressée sexuellement par DSK. Quelles suspicions n’ont pas plané sur son témoignage ! Elle en avait après son argent ! Elle voulait se faire grassement payer pour un acte auquel elle avait consenti ! Le monde préférait défendre un prédateur sexuel. Il s’agissait d’un « troussage domestique » pour certains, « Il n’y a(vait) pas mort d’homme » pour d’autres (comme par hasard, tous des hommes blancs quinquagénaires). Et le complot ! Mais oui, tout cela avait été fomenté par la droite qui voyait ses chances de gagner les élections fondre comme neige au soleil si DSK se présentait. Bref, il était inconcevable qu’en 2011, un homme puisse agresser une femme, et encore moins un homme puissant face à une femme sans défense. Comme le disait BHL (sur son site, le 16 mai 2011) :
Et ce que je sais, encore, c’est que le Strauss-Kahn que je connais, le Strauss-Kahn dont je suis l’ami depuis vingt-cinq ans et dont je resterai l’ami, ne ressemble pas au monstre, à la bête insatiable et maléfique, à l’homme des cavernes, que l’on nous décrit désormais un peu partout : séducteur, sûrement ; charmeur, ami des femmes et, d’abord, de la sienne, naturellement ; mais ce personnage brutal et violent, cet animal sauvage, ce primate, bien évidemment non, c’est absurde.
Mais quelle hypocrisie ! Les chiffres sont alarmants : 16% des femmes sont violées ou agressées sexuellement au cours de leur vie, 10% d’entre elles portent plainte, 10% de ces plaintes aboutissent. Et quand on voit le traitement réservé à Tristane Bannon, on comprend mieux pourquoi.
Pour en revenir au livre dystopique de Charlotte Wood, il offre une métaphore de ce que vivent les femmes qui ont été agressées sexuellement ou impliquées dans un scandale sexuel, la mise au ban de la société. Dans notre monde, elles auraient « simplement » été humiliées et culpabilisées publiquement ou dans la sphère privée, mais, quoi qu’il arrive, dans ces deux réalités les responsables ne sont pas été embêtés. Ces victimes de slut-shaming ne sont plus des femmes respectables, elles méritent bien ce qui leur arrive. Et c’est ce qu’elles finissent par penser :
C’est seulement maintenant qu’elle commence à comprendre que son corps et qu’elle, Yolanda, ne sont pas des entités distinctes, et que ce qu’elle avait un jour envisagé comme un tout, dans toute son intimité, sa complexité et son originalité, n’existait pas. C’est ce que les footballeurs dans le noir savaient, plus ou moins, quand ils lui avaient fait subir ces choses. À ça. Il n’y avait pas d’âme dans cette chose qu’ils pelotaient et pénétraient et dominaient, mais seulement de la chair cotonneuse et coupable. Yolanda n’était rien, une copie de n’importe quel autre corps de chair. De la viande. Des tissues, de l’eau, du sang.*
Les dix femmes de La nature des choses se retrouvent emprisonnées dans un vieux hangar au fin fond de l’Australie, gardées par des geôliers de l’agence Hardings International (‘Dignity and Respect in a Safe and Secure Environment’). Cette agence s’assure – moyennant argent – que ces témoins gênants disparaissent tout en garantissant qu’elles seront humiliées physiquement et émotionnellement (elles sont rasées, n’ont pas de protections périodiques, portent des vêtements d’Hamish et la nuit, sont enfermées dans des niches…).
En trottinant derrière l’homme à pas chancelants, noyée dans le flou, elle essaie d’observer les alentours. L’outback, c’est le premier mot qui lui vient à l’esprit. Puis celui de décharge. Il y a quelques bâtiments défraîchis en fibrociment décoloré, les panneaux percés ici et là de trous noirs déchiquetés. Des toits de tôle grise mouchetée ; des gouttières tordues qui pendent. Des fenêtres réduites à des fentes obscures dont la peinture s’écaille. Des tas de plaques de tôle ondulée et de poutres en bois qui pourrissent, et, à côté, de vieux barils d’essence. Des enchevêtrements de câbles. Un tracteur rouillé, un fouillis de tuyaux et de piques en métal hérissés de graminées desséchées poussant dans les interstices. Pas d’arbres. Et – elle jette un coup d’œil rapide autour d’elle –, à part le tracteur rouillé impossible à déplacer, aucun véhicule.
Ce livre répond intelligemment à un problème de notre temps, l’humiliation publique des jeunes femmes qui ont eu des comportements sexuels que la société juge inappropriés et la normalisation des violences verbales contre les femmes sur les réseaux sociaux. En 2015 (et bien sûr encore en 2020), les règles qui régissent les corps des hommes et celui des femmes ne sont toujours pas les mêmes. Ce qui est acceptable voire encouragé chez les uns est dégradant pour les autres. On peut se leurrer en se disant que ce roman expose un problème propre à l’Australie, malheureusement, la misogynie se retrouve sous toutes les latitudes. Charlotte Wood se sert de ce microcosme pour adresser une situation globale.
Bon, maintenant venons-en à mon avis sur le roman. J’avoue que j’ai commencé ce livre en trainant les pieds. J’avais peur d’être assommée par des descriptions à n’en plus finir sur la faune et la flore locale (la littérature australienne en regorge à mon grand désespoir !), mais finalement, j’ai été happé par ce roman. Passé les premières pages qui plantent le décor, j’ai continué la lecture avidement. L’écriture est précise et maîtrisée et les descriptions brossent un tableau angoissant du quotidien de ces jeunes femmes. Quand la nourriture vient à manquer et que Bouncer et Teddy baissent la garde, on pourrait croire que ces femmes vont s’unir pour reverser la machine, prendre le pouvoir. Mais le sexisme est tellement ancré en elles qu’elles restent passives et infantilisées. Elles n’arrivent pas à quitter leur posture de femmes obéissantes. Là-bas comme ailleurs, les femmes ne parviennent pas à se rebeller pour prendre leur destin en main.
Un livre à lire en ces temps où le féminisme est enfin à la mode !
Charlotte Wood est une des auteures australiennes les plus en vue de ces dernières années. Elle a écrit Piece of a Girl (1999), The submerged cathedral(2004) et The Children (2007). Ces romans sont très bien accueillis par la presse et sont en général nominés à un grand nombre de prix littéraires. En 2012, Animal People était nommé aux Nita B. Kibble Awards et Miles Franlin Awards. En 2015, elle publie La nature des choses qui a été récompensé par six prix littéraires et sélectionné pour une dizaine d’autres. Visitez son site internet: www.charlottewood.com.au
Est-ce que ça vous est déjà arrivé à vous de n’entendre que des compliments sur un auteur sans réussir à accrocher à son style ni même à apprécier ses romans ? À vous demander ce qui ne tournait pas rond chez vous ? Et bien, moi, j’ai ce sentiment avec Christos Tsiolkas…
Petit retour en arrière.
Christos Tsiolkas s’est fait connaitre en France grâce à son livre La gifle, publié en 2011. Ce roman racontait comment une gifle donnée à un enfant pendant un barbecue entre voisins ébranle la vie de cette communauté grecque de Melbourne.
[Hector] vit son cousin lever le bras, fendre l’air, et la paume ouverte s’abattre sur le garçon. Il y eut comme un écho. La gifle déchirait le crépuscule. Choqué, le gosse regardait Harry. Alors un long silence. Comme si Hugo n’arrivait pas à comprendre ce qui venait d’arriver, à établir une relation de cause à effet entre le coup et la douleur qui commençait à sourdre. Le silence se brisa, le môme était décomposé, et cette fois, il ne gueulait plus : les larmes coulaient sans bruit sur ses joues.
– Espèce de bête sauvage !
Gary fonça sur Harry et faillit le renverser. Un cri retentit, Rosie les dépassa et prit son enfant dans ses bras. Les deux époux lâchaient des torrents d’insultes sur Harry qui, lui-même en état de choc, reculait vers le mur du garage.
Il a rencontré un immense succès dans le monde entier, vendu à plus d’un million d’exemplaires et publié dans 28 pays. Ce roman a également été adapté en série télé (disponible en DVD) par un réalisateur et des acteurs australiens. Une adaptation de l’adaptation (non mais on marche sur la tête !) a également été tournée aux États-Unis (les Américains m’effarent tant ils manquent de curiosité…), bref ce livre a fait son petit bonhomme de chemin. C’est d’ailleurs un des premiers livres que j’ai lus quand je suis arrivée en Australie. Il m’avait été conseillé quand j’avais demandé à un libraire de me proposer un roman typiquement australien. Je ne m’en souvenais plus, mais en relisant le post (concis) que j’avais publié à l’époque, je vois que je ne l’avais même pas fini… La crudité de son écriture me repousse carrément.
Sous la douche, Rich se massa les dents avec du dentifrice. Il avait failli utiliser la brosse de son père, mais c’était vraiment trop. Il se sécha, tenta en vain de coiffer la boule idiote que formaient ses cheveux, étudia son slip sur le carrelage. En séchant, le sperme avait dessiné un zigzag. Richie avait apporté le sous-vêtement dans la salle de bains avec l’intention de le laver. Quelle idée stupide, il n’allait pas prendre le train avec un slip mouillé. Rich regarda le siège des toilettes, jeta le slip dans la cuvette, le poussa tout au fond de la balayette tachetée de merde. Puis il tira la chasse. L’eau tourbillonna, prête à s »évacuer mais, au lieu de disparaître, reflua dans la cuvette. Terrifié, il se rendit compte qu’il venait de boucher les chiottes. Il haussa les épaules. Son père s’en occuperait.
Je n’ai rien contre les romans bruts, violents et intenses (un de mes romans préférés de l’année dernière était d’ailleurs My absolute Darlingde Gabriel Tallent), mais je trouve qu’il y a chez Tsiolkas une vulgarité que je n’arrive pas à digérer.
Cela étant dit, je pense qu’à l’époque ma lecture de ce roman a été un peu superficielle. Les romans ont pour mission de nous aider à mieux comprendre le monde dans lequel on vit. Dire que l’on n’aime pas un roman parce que l’on trouve sa langue vulgaire ou offensante, c’est passer à côté du véritable sujet du livre. Dans son roman, Tsiolkas parle de la mesquinerie, de la cruauté et de l’égocentrisme des hommes. Il veut nous montrer qu’au fond nous sommes tous des monstres.
Richie avait conscience que tout le monde le regardait : le vieil homme derrière lui ; les passants de Queens Parade, alertés par les cris d’Hugo ; les gens dans les voitures. Mais peu importe. S’il devait s’arrêter, il craignait de filer au petit monstre une dérouillée d’enfer, au risque de l’assommer. Alors il pouvait bien gueuler, Richie ne l’entendait plus. Ils longèrent la piscine, traversèrent North Terrace et atteignirent le parc. Trébuchant, gémissant, Hugo s’efforçait de ne pas tomber. A l’ombre des arbres, Richie le libéra et, le regardant enfin, toujours fou de colère, failli lui balancer : « Je vais t’arranger le portrait moi, sale petit connard ! »
Il utilise un langage cru pour exposer l’hypocrisie de la nature humaine, sans céder à la censure. Avec des séries comme Game of Thrones ou House of Cards, on ne s’en offusque pas plus que ça de la méchanceté, de la violence et du double jeu des personnages. Mais voilà, la littérature possède un pouvoir bien supérieur à celui des films ou des séries télé, elle réussit à créer un monde imaginaire qui répond à ce que chacun d’entre nous a vécu. Au fond, nous projetons nos fantasmes et nos tabous dans les livres que nous lisons. Personne n’aura jamais la même représentation d’un personnage ou d’un lieu, chacun projettera ses propres ressentis sur les situations que vivent les protagonistes. Je ne suis sans doute pas la seule à avoir été déçue après avoir vu un film tiré d’un livre que j’avais lu, n’est-ce pas ?
Peut-être que les livres de Tsiolkas touchent une corde sensible chez moi, qui sait ! Cela étant dit, je ne peux pas me forcer à apprécier son style. C’est dommage parce que ses livres sont régulièrement récompensés par des prix littéraires et reçoivent toujours de très bonnes critiques.
Et vous, quels contenus et quel style vous dérangent quand vous lisez des livres ? Y a-t-il un(e) auteur(e) encensé(e) par la critique dont vous ne comprenez pas le succès ?