La vérité sur Ce qu’il advint du sauvage blanc

Melbourne Books

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Je vous ai fait partager mon enthousiasme pour le livre de François Garde Ce qu’il advint du sauvage blanc il y a quelques semaines, je voudrais aujourd’hui apporter quelques précisions. Je savais que je lisais un récit romancé basé sur une histoire vraie, je pensais donc que les descriptions du mode de vie des « sauvages » étaient basées sur des faits réels. Pour moi, écrire un roman historique et anthropologique (comme l’est le roman de Garde) est une tâche ardue, car il faut que l’auteur connaisse parfaitement son sujet.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai lu l’interview de l’auteur sur le blog de Chronobook.fr, où il déclare « J’ai vécu quelques années en Nouvelle-Calédonie et suis allé plusieurs fois en Australie (mais à Sydney, pas le bush du Nord Est !). Je n’aurai pas écrit ce livre sans avoir rencontré des cultures du Pacifique et constaté, même deux siècles après les contacts et la christianisation, leur étrangeté. […] Pour le roman, je n’ai pas voulu me documenter. Mes sauvages ne sont pas vrais, (il semble en outre que la tribu en cause ait disparu). J’espère qu’ils sont vraisemblables. »  Un peu limite comme réponse, non ?

D’ailleurs, depuis que j’habite à Melbourne j’ai découvert une chose : la culture des peuples aborigènes qui habitent en Australie n’a rien à voir avec celle des habitants indigènes de la Nouvelle-Calédonie et les Maoris de la Nouvelle-Zélande. Peut-être le saviez-vous, je l’ignorais.:

Mais revenons à nos moutons… En cherchant si les droits de ce roman avaient été vendus en Australie, Penny Hueston de Text Publishing m’a dit qu’elle avait lu le livre et qu’il lui serait impossible de le publier ici sans soulever un tollé de protestations. Elle m’a conseillé de lire le livre de Stephanie Anderson Pelletier, The forgotten castaway of Cape York, 2009 pour connaître la véritable histoire de Narcisse Pelletier parmi les aborigènes de Cape York.

Dans une lettre ouverte aux chercheurs français, elle exprime son irritation :

« La publication de ce livre, sa réception critique et maintenant ce prix [Le Goncourt du premier roman – mai 2012] montrent que les vieux stéréotypes sur les aborigènes d’Australie sont encore bien vivants dans le monde littéraire français ».

En effet, sous couvert de fiction François Garde mêle faits réels (le nom du héros
« Narcisse Pelletier », le bateau sur lequel il travaillait comme mousse « le Saint Paul », son nom aborigène « amglo » ou encore le lieu du naufrage), et fiction

« une fantaisie qui se révèle cumuler les pires des clichés possibles sur les aborigènes tels qu’on pouvait les lire en Europe au 19e siècle », ajoute-t-elle.

Narcisse pelletier fut bel et bien abandonné sur une plage de la côte nord d’Australie (Cape York), adopté par une famille aborigène et intégré à la communauté. Les ressemblances s’arrêtent là.

Voici quelques-unes des erreurs commises par François Garde :

  • La famille aborigène qui a adopté Narcisse appartient à la communauté Uutaalnganu (du groupe linguistique des Sandbeach People). Ce peuple vit (encore aujourd’hui) près de la mer, dans « une région très cultivée et isolée » où ils maniaient l’art de la chasse aux dugongs et aux tortues comme personne, « la viande riche du dugong était toujours partagée en fonction d’un ordre établi ». L’environnement était riche en ressources contrairement à ce que raconte Garde dans son roman.
  • Les pratiques sexuelles que décrit l’auteur sont erronées, « parfois l’un d’eux partait solitaires dans la forêt. Assis sous un arbre, un garçon et une fille se caressaient sans se cacher. » Stephanie Anderson explique que « peu importe la diversité des pratiques sexuelles de par le monde […] on sait bien que le sens d’une certaine pudeur est indubitablement un universel humain. […] et le viol n’était certainement pas toléré et à plus forte raison, n’est pas un spectacle »
  • Le mythe très répandu au 19e siècle qui veut que les aborigènes d’Australie soient laids est également très présent dans ce livre. Là encore, l’auteur s’enfonce dans des idées reçues.
  • Le manque de culture est omniprésent dans le roman, par exemple la communauté abandonne ses morts sans offrir de rite mortuaire alors qu’ils sont en réalités «très complexes».
  • François Garde décrit les « sauvages » tatoués, manque de pot Stephanie Anderson explique que  « le tatouage n’est pas une pratique des aborigènes australiens »…
  • Le manque d’intérêt de la tribu à l’égard de Narcisse nous fait penser que ce sont des êtres « qui manquent de qualités humaines affectives et psychiques les plus élémentaires ». « La première réaction des Uutaalnganu fut de secourir Narcisse pour ensuite l’accepter complètement. Lors des premiers contacts avec les Européens, une croyance répandue parmi les peuples aborigènes d’Australie était que les individus à la peau blanche étaient des ancêtres revenus à la vie. Dans le récit de Merland [dix-sept ans chez les sauvages. Narcisse Pelletier de Constant Merland, 1876], Narcisse Pelletier dit lui-même que c’était la façon dont il était perçu par ses sauveteurs.  La curiosité du monde est caractéristique des êtres humains. Les aborigènes ne sont ni plus ni moins curieux que les autres. »

J’ai voulu poser quelques questions supplémentaires à Stephanie Anderson.

Vous parlez d’une vision du 19e siècle pour ce qui est de la représentation des « sauvages » dans le livre de Garde, pourriez-vous nous en dire plus ?
Dans son roman, François Garde évoque très bien la vision qu’avaient les érudits au 19e siècle sur les peuples indigènes : des sauvages, vivant à l’état de nature, sans aucune inhibition ou interdit sexuel, d’apparence physique ingrate, seulement préoccupés par le prochain repas, parlant un langage grammaticalement pauvre. Mais bizarrement, en l’évoquant ainsi, il renforce cette idée.  Peu de choses dans le roman viennent contredire ces conceptions qui donnent du crédit à ce courant d’anthropologie physique qui prédominait à l’époque, mettant en place une hiérarchie raciale de l’évolution humaine des plus primitifs (toujours les aborigènes d’Australie) aux plus développés, à savoir les Européens. L’anthropologie et la biologie moderne combattent de façon virulente ces absurdités de hiérarchie raciale. Les êtres humains viennent de la même espèce, et non pas différentes races inférieures et supérieures, leur culture et langage se valent.  Malheureusement de tels préjugés et clichés résonnent encore dans la culture et la littérature occidentale.

Pourquoi pensez-vous que les Français ont cette vision naïve des aborigènes d’Australie ?
D’abord, l’Australie reste un endroit lointain et exotique dans l’esprit de beaucoup d’Européens, une  terre de conquête peuplée de nomades du désert primitifs. L’ironie c’est que le succès que rencontrent les expositions d’art aborigène en France pourrait renforcer cette idée, transmettant une qualité primordiale, mystique et hermétique de l’aboriginalité.

Deuxièmement, la barrière de la langue existe toujours entre le français et l’anglais ce qui entraîne un manque d’information sur les aborigènes et qui permet aux fantasmes de s’épanouir librement, comme le prouve le succès du roman de François Garde.

Quelle serait la réaction du public si ce roman était traduit et publié en Australie ?
La création fantasque et dégradante de la société aborigène dans Ce qu’il advint du sauvage blanc serait accueillie avec indignation ou sous les moqueries. J’imagine que dans tout le pays les aborigènes, et surtout les Sandbeach People du Cap York, seraient profondément offensés par la contrefaçon de Garde, qui est une dénaturation complète de leur mode de vie et du caractère de leur culture. Le fait que l’auteur ait déclaré que le peuple dont il s’est inspiré a disparu, et qu’il ne se soit pas renseigné pour l’écriture de son roman serait perçu comme une insulte et est inexcusable.  Plus généralement, le public australien serait stupéfait qu’un auteur puisse montrer un tel manque de respect et de connaissances sur les cultures aborigènes d’Australie. Un manque total de curiosité à leur égard, une qualité que l’auteur attribue d’ailleurs à sa « tribu » romanesque.

Et enfin, pourriez-vous nous recommander un roman qui donnerait une représentation réaliste d’une communauté aborigène ?
Carpentaria d’Alexis Wright. La vision complexe, authentique et tout à fait actuelle de la communauté indigène que dépeint Alexis Wright dans son roman, pour lequel elle aussi est lauréate d’un prix littéraire prestigieux, fait contraste avec la conception caricaturale et périmée des aborigènes australiens que nous présente François Garde dans Ce qu’il advint du sauvage blanc.

 

Je partage l’indignation de l’auteur contre un récit qui va à l’encontre de ce qui devrait se passer au 21e siècle, et qui véhicule des idées reçues réduisant une culture étrangère au rang de culture sauvage ou simplement « étrange ».

Stephanie Anderson est une chercheuse australienne. Elle a traduit et préfacé le texte de Constant Morland Dix-Sept ans chez les sauvages, Les aventures de Narcisse Pelletier paru en 1876. Le livre est disponible en anglais sous le titre de Pelletier, The forgotten castaway of Cape York (paru aux éditions Melbourne Books, 2009, 370 pages).

Pour en savoir plus, vous trouverez ses textes sur le site de la SOGIP-EHESS et de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie.

 

15 réflexions sur « La vérité sur Ce qu’il advint du sauvage blanc »

  1. Je suis australienne et le français est une langue étrangère pour moi, alors pardonnez mes fautes de français!

    Merci pour ce blog et ces articles très intéressents! J’ai adoré le style du romancier, sa retenue, la justesse de ses observations. Et j’ai aussi beaucoup aimé le message à la fin du livre, quand Narcisse était retourné en France: il avait du mal à être à l’heure sur son lieu de travail, parce qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’aider ceux qui avaient besoin d’aide, sur son chemin. C’est ça qui m’a surtout frappé dans ce livre: la différence entre la coopération montrée par tous les membres d’une tribus d’Aborigènes, et l’individualisme néfaste des Occidentaux.
    Si vous voulez lire un très bon livre sur la question du traitement des Aborigènes par les Blancs au début du 20- ième siecle, je recommande vivement « The Yield » de Tara June Winch.
    Bon courage et merci encore pour votre blog.

    1. Salut Julia, merci beaucoup pour ton commentaire, je suis hyper contente que mon blog te plaise ! D’autant plus qu’un tant qu’australienne, tu dois déjà être sensibilisée à la littérature australienne 🙂 Je m’empresse d’aller découvrir le livre de Tara June Winch.

      1. Salut Angélique. C’est moi qui suis hyper contente que tu aies compris mon commentaire! 🙂 J’ai appris le français il y a 40 ans dans les Deux-Sèvres, et je suis professeure de français langue étrangère, mais j’ai toujours besoin que l’on me rassure que je le parle bien! C’est bête, je le sais, mais c’est comme ça! Tu as peut-être le même sentiment en étant française en Australie, mais à l’inverse, bien sûr! Enfin…Connais-tu l’écrivain australien David Malouf? C’est un de mes auteurs préférés, et j’aime surtout ‘The Great World’- un roman magnifique. Est-ce que tu l’as lu? Et toute l’oeuvre d’Alex Miller est merveilleusement belle, aussi!

        Bon courage avec ton blog!
        Julia

  2. Quelle que soit la qualité de l’écrivain, je considère ce bouquin comme une excroquerie.
    Un romancier a le droit de trouver ses idées n’importe où, mais ce camouflage pseudo-ethnographique est scandaleux. Oubliez les moeurs sexuelles des aborigenes: il y a aussi 2 pages sur Pelletier se masturbant.
    Effarant. C’est qui qui a un problème?

  3. Bonjour,
    J’ai lu avec intérêt votre critique, en particulier l’interview de Stéphanie Anderson, et les commentaires.
    Si je comprends parfaitement le point de vue et les déceptions exprimées, j’en suis néanmoins surpris :
    Il m’apparut assez évident, dès les premières pages du livre, qu’il ne s’agissait pas d’une présentation historico-anthropologique des aborigènes sous couvert de roman, mais d’un roman philosophique, d’une fable dans la lignée de Vendredi ou la vie sauvage – que je vous invite à relire : la parenté me semble évidente.
    D’une part, il y a le plaisir de la forme ; une écriture léchée et une structure originale et dynamique.
    D’autre part, le centre du livre est la question de la culture, abordée sous plusieurs angles : celui de la déculturation, de l’assimilation, de l’oubli de ce qui fait une identité.
    Et à travers cette question de culture, ce qui fait ce que nous sommes : produits de l’Histoire et de la géographie, mais aussi de nos propres représentations et de notre mémoire.
    Savoir si la tribu aborigène du nord-ouest de l’Australie mangeait ou non des dugongs sans aucun intérêt – puisque ce n’est pas le sujet du livre.
    Néanmoins, on peut se demander alors pourquoi Garde s’est servi d’une histoire vraie plutôt que de créer une œuvre de fiction – on lui aurait alors ficher la paix avec les rites de nos amis Uutaalnganu.
    Et bien, prendre comme point de départ une histoire vraie donnait plus de souffle et de réalité au questionnement philosophique, que chacun est ainsi inviter à suivre.
    Et ça marche plutôt bien ; il semble que tout le monde ait apprécié, et que la déception vient de la révélation post-coïtum d’inexactitudes sans importance.

    1. Bonjour Phytéas,
      Merci infiniment pour votre commentaire. Je partage complètement votre point de vue concernant le plaisir de lecture de ce livre. Ça a été un moment de plaisir et la déception n’est venue qu’après. Je comprends la position de chacun, Stéphanie Anderson est chercheuse, elle adopte donc une approche rigoureuse et scientifique. Elle examine l’exactitude des faits et essaye de lutter contre les stéréotypes ancrés dans notre imaginaire occidental. François Garde est romancier et n’a donc pas besoin d’user de la même rigueur que Stéphanie Anderson…

      Je trouvais qu’il était intéressant de pouvoir présenter les deux facettes du débat aux lecteurs du Koala lit et je suis contente que cet article continue de susciter de l’intérêt !
      Angélique

  4. Merci pour cet article.

    J’ai adoré le livre pendant sa lecture, j’attendais avec impatience que Narcisse trouve les clés à la fin du roman pour comprendre la tribu aborigènes, c’était ce décryptage anthropologique qui me tenait en haleine.
    Quelle ne fut pas ma déception de constater en arrivant à la fin qu’il n’y avait AUCUN décryptage! Les aborigènes restaient une « curiosité » et il n’y avait aucune explication sur tous les rites, toutes les habitudes, tous ces comportements qui nous paraissaient obscurs et qu’on nous avait décrit tout au long du roman.
    J’ai commencé à tiquer en lisant la description du viol, parce qu’elle semblait s’appuyer sur l’idée préconçue que le viol d’un homme sur une femme est une « pratique » universelle et « naturellement » tolérée dans les sociétés « primitives », ce qui a à ma connaissance est particulièrement faux dans le Pacifique (mais je ne suis pas anthropologue!) et ne me paraissait pas cohérent avec les comportements sexuels décrits.
    J’espérais que cette scène de viol soit éclairée par la suite pour que sa description ait un sens mais ça n’a pas été le cas. Ce qui m’a vraiment fait me demander : pourquoi avoir écrit cette scène étrange? Et la non-réaction de Narcisse qui se dit « c’est comme ça ici » pose du coup question. Est-ce pour montrer que la violence contre les femmes est justifiée par le relativisme culturel? Que seule la « civilisation » à l’occidentale protègerait les femmes du viol?
    Quand je suis arrivée à la fin et qu’il n’y avait aucune clé de compréhension, j’ai réalisé que les aborigènes avaient été inventés de toutes pièces et ça m’a extrêmement déçue. Pour moi, l’intérêt du roman était justement cette plongée anthropologique… Et si l’auteur voulait inventer une civilisation, il aurait dû aussi carrément inventer un pays au lieu de laisser entendre que ces comportements se basent sur la réalité…

    En tous cas, ton article est très intéressant car mes impressions me venaient seulement de la lecture du livre et je n’avais pas lu d’articles au-delà.
    J’envisageais d’écrire un article sur mon blog au sujet du côté captivant du roman mais aussi de ce qui m’avait posé problème et je mettrai un lien vers cette page 🙂

    1. Bonjour Morgane,
      Merci pour ce long message. Il semble que le livre suscite beaucoup de passion. Je dois l’avouer j’ai d’abord été comme toi, pleine d’admiration pour le style de l’auteur et puis ensuite je me suis sentie un peu bête et trahie de l’avoir tant aimé.
      Les arguments de Garde étaient que bien entendu qu’il s’agissait d’un roman, mais je suis d’accord avec toi, dans ce cas là on ne fait pas les choses à moitié . Partir d’une histoire vraie pour la transformer en fantasme occidental, ce n’est pas très judicieux.
      Je crois que ce livre n’a pas fini de faire polémique (enfin, n’exagérons rien…) ! Tiens, et je me demande si l’auteur a écrit un nouveau roman ?

      1. Oui, il a écrit Pour trois couronnes sorti l’année dernière! Apparemment ça parle d’un archiviste qui découvre un document compromettant avec un récit sur trois siècles… Je ne sais pas si j’ai envie de le lire. J’ai trouvé la démarche de l’auteur pour le Sauvage Blanc un peu trop légère et ça ne me plait pas beaucoup :/

        Mais au moins, ça m’aura fait découvrir ton blog très intéressant 🙂

  5. Bonjour !
    Je suis ravie de lire ton billet très documenté sur ce roman. J’ai moi aussi eu la même mauvaise surprise que toi en faisant des recherches post-lecture et en apprenant que François Garde ne s’était pas documenté plus que ça pour l’écriture de son ouvrage. Je me suis sentie flouée et ça m’a gâché mon plaisir. J’étais tombée sur un article de Stephanie Anderson dans lequel elle détaillait les reproches qu’elle faisait à ce livre ainsi que les erreurs commises par l’auteur. Mais ton billet apporte de nombreux compléments. Je me permets d’ajouter un lien vers ton article sur mon blog si ça ne t’ennuie pas. Beau travail en tout cas et merci !

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